Moody's, le Sénégal et les 864 millions de dollars du mensonge : Chronique d'une crédibilité en lambeaux
- Le Patriote

- 21 oct.
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Ils sont les oracles de la finance moderne, les gardiens du temple de la confiance. D'un simple « AAA » ou d'un sinistre « Caa1 », ils peuvent déchaîner les marchés ou asphyxier une économie. Parmi ces juges suprêmes, Moody's fait figure de pape. Mais un pape qui, en 2017, a dû s'agenouiller devant la justice terrestre et avouer son péché capital : avoir menti. Pour un peu plus de 864 millions de dollars, l'Amérique a obtenu des aveux qui résonnent aujourd'hui comme un avertissement cinglant pour tous les pays, comme le Sénégal, qui défient ses verdicts.
Le Péché Originel : Quand l'Oracle Truquait les Dés
Remontons le film. Nous sommes dans les années 2000. La machine à sous immobilière américaine tourne à plein régime. Les « subprimes », ces prêts hypothécaires à haut risque, sont empaquetés, tranchés et transformés en produits financiers complexes. Pour les vendre, il faut la bénédiction des agences de notation. C'est là que le drame se joue.
Selon le réquisitoire du département de la Justice et de 21 États américains, Moody's n'a pas joué son rôle de garde-fou. Elle a sciemment surévalué la note de ces titres pourris. Pourquoi ? Parce que les banques qui les émettaient étaient aussi ses clients payeurs. Conflit d'intérêt ? C'est un euphémisme. C'était une trahison organisée.
Le communiqué de l'époque est sans appel. Bill Baer, alors patron du pôle anti-trust du DOJ, enfonce le clou : « Moody's n'a pas respecté ses propres standards de notation financière et a failli à sa promesse de transparence dans la période qui a précédé la Grande récession. » Traduction : l'arbitre s'est fait complice des tricheurs, contribuant à créer la bulle qui, en explosant en 2008, a plongé le monde dans la crise.
Le règlement est historique : 864 millions de dollars d'amende. Un chiffre qui donne le vertige, mais qui reste, pour beaucoup, une simple tape sur les doigts au regard des milliards de dollars de dégâts causés. L'agence a plaidé coupable, payé, et promis de se réformer. Page tournée ? Pas tout à fait.
L'Ombre du Passé et le Cas du Sénégal : « Spéculatif, Subjectif et Biaisé »
Venez maintenant au Sénégal d'aujourd'hui. En 2023-2024, Moody's dégrade la note souveraine du pays, la faisant passer de B3 à Caa1. Une notation qui place le Sénégal dans la catégorie des risques élevés, à la frontière du « spéculatif » et du « très spéculatif ».
La réaction de Dakar est inhabituelle par sa force. Le ministère des Finances et du Budget ne se contente pas d'un communiqué laconique. Il contre-attaque, frontalement. Il dénonce une notation basée sur des « hypothèses spéculatives, subjectives et biaisées ». Il affirme qu'elle « ne reflète ni la réalité des fondamentaux économiques du pays ni les mesures de politiques publiques mises en œuvre ».
Des mots durs. Mais qui prennent une saveur particulière à la lumière de l'accord de 2017. Comment, en effet, ne pas voir un lien ? Les autorités sénégalaises, comme d'autres avant elles, pointent du doigt le manque de rigueur et l'opacité de la méthode. Et elles ont, en filigrane, un argument massue : l'histoire le prouve, cette agence est capable de se tromper volontairement.
La sanction de 864 millions de dollars devient alors une arme rhétorique redoutable. Elle offre aux États une légitimité nouvelle pour contester les décisions de Moody's. Elle leur permet de dire : « Votre objectivité n'est pas une vérité révélée. Elle a un prix, et vous avez déjà été condamnés pour l'avoir vendue. »
Analyse : Le Syndrome du Gendarme Corrompu
Au-delà du cas sénégalais, cette affaire pose une question fondamentale : comment restaurer la confiance en des institutions dont l'impartialité a été mise à prix ?
L'amende de 2017 n'a pas tué Moody's, mais elle a durablement entaché son aura. Elle a officialisé un doute qui planait depuis longtemps sur l'indépendance des agences de notation. Ce doute est désormais un outil dans l'arsenal diplomatique et financier des pays émergents.
Quand le Sénégal qualifie la notation de « biaisée », il ne fait pas que défendre son bilan économique. Il rappelle à Moody's et au monde qu'il connaît son passé. Il utilise le précédent juridique pour délégitimer le jugement présent. C'est une forme de contre-pouvoir inédite.
Conclusion : La Mémoire Longue des Chiffres
L'histoire de la finance est cyclique, mais elle a la mémoire longue. Le règlement de 864 millions de dollars entre les États-Unis et Moody's n'est pas une simple note de bas de page dans les livres d'histoire. C'est un précédent juridique lourd de sens, une cichelle toujours ouverte.
Chaque fois que Moody's dégradera la note d'un pays qui conteste farouchement sa méthodologie, l'ombre des « subprimes » et de la crise de 2008 resurgira. L'accord de 2017 a, malgré lui, armé les États d'un argument d'autorité : la crédibilité de l'oracle a un casier judiciaire. Et au Sénégal comme ailleurs, on n'a pas oublié le numéro du dossier : 864 millions de dollars. Un chiffre qui, à lui seul, est toute une thèse sur la fiabilité des notes qui gouvernent notre monde.
Le Patriote.




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